[Initialement publié en Avril 2016 par Gabriel Ducrocq]
Un jour, alors que j’étais en train d’hypnotiser des inconnus à Beaubourg, un sujet potentiel s’est approché de moi pour se faire hypnotiser. Nous avons commencé à parler de l’hypnose, de la suggestion, de la thérapie et de tout ce qui gravite autour. Il se montrait très intéressé par le fonctionnement de l’hypnose et m’a posé une des questions auxquelles les hypnotiseurs sont toujours bien en peine de répondre. Peut être était-ce volontaire de sa part, peut être pas. Toujours est-il que j’ai eu toutes les difficultés du monde à lui apporter une réponse convaincante. Sa question était la suivante : qu’est-ce qu’une suggestion, sous-entendu au sens hypnotique du terme ? Qu’est-ce qui distingue une simple phrase d’une suggestion hypnotique ?
Les phrases : « Passe moi le sel s’il te plaît ! », « Attends-moi ! » ou encore « Imagine la tête qu’il tirait quand je lui ai raconté ça » sont-elles des suggestions ? Il est admis que les affirmations du type « Tout à l’heure, lorsque je compterai jusqu’à trois, tu lèveras la main » constituent des suggestions hypnotiques. Alors, y a-t-il une différence entre ces deux types de phrases ? Si oui, laquelle ? C’est généralement en ces termes que nous réfléchissons au problème. Je n’ai jamais entendu de réponse vraiment convaincante à ces questions. Nous entendons souvent que « tout est suggestion ». S’il y a du vrai dans cette réponse, elle ne me semble pas tout à fait satisfaisante. A vrai dire, je pense qu’il s’agit d’une réponse par défaut : si nous n’avons pas trouvé de critère pour différencier ce qui est une suggestion de ce qui n’en est pas, c’est qu’il ne doit pas y avoir de différence entre les deux et donc que tout est suggestion. Je ne trouve pas de critère satisfaisant et pour cause, le problème ainsi posé est terriblement mal formulé. Pour être plus précis, parler de la suggestion de cette façon la « déplace » du contexte permettant de la comprendre. J’ai réalisé ce fait en lisant la définition de la suggestion qu’a donné Pierre Janet dans Les médications psychologiques, tome I:
La suggestion est un automatisme de la croyance.
Cette phrase est très puissante. Pour peu que l’on connaisse le sens que revêtent ces concepts pour Pierre Janet, dans ces huit petits mots est contenue une bonne partie de sa théorie. Nous allons expliquer rapidement les termes « automatisme » et « croyance ».
- Commençons par développer ce que l’auteur entend par « croyance ». Prenons un exemple et supposons que je suis dans mon salon en train de lire un livre. Une idée me vient en tête, « Il pleut dehors ». En fonction de cette idée, je vais promettre d’agir d’une certaine manière. Ainsi je me dis « lorsque je sortirai de la maison tout à l’heure, je mettrai des bottes et porterai un parapluie. ». Je peux aussi décider que « Finalement, j’ai halluciné, il ne pleut pas vraiment dehors, je sortirai donc comme d’habitude ». La croyance est donc une promesse d’action selon une idée : une idée me vient en tête, je promets alors d’agir de telle façon .
Mais une même idée peut donner naissance à deux comportements différents. Comment cela est-il possible ?
C’est très simple. Lorsqu’une idée me vient en tête, elle se développe nécessairement en action. Mais avant de devenir action, l’idée passe à travers des « filtres » :
idée → filtres → action (ou promesse d’action)
Que sont ces filtres ? Ce sont en fait des ordres moraux, sociaux, esthétiques ainsi que d’autres idées qui sont mis en confrontation avec l’idée primaire. Ces filtres vont alors modifier l’idée initiale pour qu’elle nous corresponde ou corresponde à la situation. Voilà pourquoi une même idée peut aboutir à deux comportements différents : nous avons réfléchi. Nous avons fait usage de croyance réfléchie.
Je suis dans mon salon et j’ai une idée : « il pleut ». Cette idée passe par des filtres, c’est-à-dire que je réfléchis. Après examen je peux en conclure que je me suis trompé et qu’il ne pleut pas. Dans ce cas je dirai « je sortirai découvert, comme d’habitude ». Je peux aussi, après examen, en conclure qu’il pleut effectivement et dans ce cas je dirai « tout à l’heure, je sortirai avec mes bottes et mon parapluie ».
Ces filtres n’influencent pas seulement le fait que nous agissons ou pas. Ils modifient également la façon dont nous allons agir, en accord avec la situation et qui nous sommes. Par exemple, si je suis dans mon salon et que l’idée me vient de prendre un verre de whisky, je ne le ferai pas de la même façon suivant que je suis seul ou non : si je suis seul je me servirai un plus grand verre ou je boirai directement à la bouteille. Tandis que si des personnes sont présentes, je tâcherai de faire preuve de plus de distinction.
En bref, la croyance est une promesse d’action : je promets d’agir de telle façon selon une idée. La croyance réfléchie est le fait de lier l’idée à l’action, en filtrant celle-là pour que l’action à laquelle elle aboutie me corresponde et possède – entre autres – toutes sortes de perfections sociales et soit adaptée à la situation. - Qu’entend Pierre Janet par « automatisme de la croyance » ? C’est très simple. Nous décrivions un peu plus haut les filtres, c’est à dire la réflexion, par lesquels passent les idées pour se développer en acte – ou en promesse d’action. Chez certaines personnes ce processus de réflexion est inexistant ou s’arrête soudainement, très vite. Imaginons que j’aille à pieds à un rendez-vous très important. En marchant je passe devant la Gare de Lyon. Une idée me vient alors en tête : « C’est une gare, c’est ici que l’on prend le train. » En temps normal, lors de la réflexion cette idée serait combattue par d’autres idées, dont la première « j’ai un rendez-vous très important dans quelques minutes ». L’action découlant de cette idée serait donc de… continuer de marcher pour aller à mon rendez-vous. Mais si je ne possède pas, ou peu, la croyance réfléchie. Cette idée me vient en tête, j’entame alors une début de réflexion – ou pas. Celle-ci s’arrête très vite et l’idée se développe alors en action sans être passée par les filtres : rien n’est venu la combattre. Je rentre alors dans la gare et prends un train en direction de Marseille. L’idée s’étant développée en action sans passer par tous ces filtres, l’action n’a aucune perfection sociale et aucune adaptation à la situation ni à moi même. C’est la raison pour laquelle elle ne me semble pas m’appartenir : je n’ai pas l’impression que c’est moi qui ai agit, l’action ne m’est pas rattachée. Ce type de croyance est appelé croyance asséritive par opposition à la croyance réfléchie que nous décrivions plus haut. Pour résumer, la suggestion pour Janet correspond au développement de l’idée en action – ou en promesse d’action – en absence de réflexion.
Nous avons dit que certaines personnes ne possèdent pas du tout la croyance réfléchie. C’est vrai. Mais ce phénomène de suggestion peut également se manifester chez des personnes la possédant. En effet, nous sommes parfois dans un état mental propice à la suppression de la croyance réfléchie. Prenons un exemple :
Imaginons que je suis devant vous, une bouteille en plastique dans la main. Je vous dit : « Cette bouteille en plastique a le pouvoir d’aimanter votre main ». Si vous êtes doués de croyance réfléchie, il est fort probable que vous rejetiez cette idée. Celle-ci étant mise en contradiction avec beaucoup d’autres. Mais si vous ne possédez que la croyance asséritive, cette idée va se transformer automatiquement en la promesse d’action suivante : « lorsque ma main sera proche de cette bouteille, je l’approcherai de plus en plus ». Et c’est effectivement ce qui se produit. Vous mettez votre main près de la bouteille, et vous l’approchez lentement, de plus en plus. Mais l’idée que la bouteille aimante votre main n’est pas passée par tous les filtres habituels. Votre action – i.e rapprocher votre main de la bouteille – ne semble donc pas vous appartenir et vous n’avez pas l’impression que c’est vous qui la bougez. Vous concluez donc « C’est vrai, je ne bouge pas ma main et pourtant celle-ci est attirée par la bouteille ! ».
Nous pouvons être d’accord avec cette définition de la suggestion. Nous pouvons également ne pas l’être et ergoter sans fin sur la définition des mots utilisés. Mais là n’est pas mon point. Cette définition, si elle devait n’avoir qu’un seul mérite, serait de replacer la suggestion hypnotique là où elle doit être, de lui rendre son statut de phénomène psychologique.
La suggestion n’est pas dans la bouche de celui qui parle, elle n’est pas les mots prononcés en eux même. La suggestion hypnotique est un processus se déroulant dans la tête du sujet. Ce petit changement fait une énorme différence. Nous voyons clairement que les questions que nous nous posions au début de cet article ne font plus sens. Se demander si « passe moi le sel s’il te plaît ! » est une suggestion hypnotique est un non-sens. Une question plus intéressante serait « les conditions sont-elles réunies pour que ‘passe moi le sel s’il te plaît !’ » déclenche un phénomène de suggestion ?
Finalement, à cette simple phrase, je peux réagir de deux façons suivant ma condition mentale : je peux l’entendre et y répondre positivement. Je passe donc le sel à mon voisin de table de façon tout à fait volontaire et réfléchie, avec toutes les perfections requises par la situation. Je peux également y répondre de façon « automatique », sous le coup d’un phénomène de suggestion. Dans ce cas, l’action de passer le sel sera imparfaite et relativement inadaptée à la situation. De plus, l’action ne me semblera pas m’appartenir.
Pour résumer, se demander si une phrase est une suggestion ou non n’a pas de sens. Ce qui va déterminer si un phénomène de suggestion va naître ou non dépend bien plus de l’état mental de votre sujet que de ce que vous dites. Pierre Janet détaille les conditions qui sont, selon lui, nécessaires à la suppression de la croyance réfléchie. Ainsi, si tout n’est pas suggestion, tout peut être à l’origine d’un phénomène de suggestion. J’attire votre attention sur le fait que cette définition de la suggestion ne fait pas intervenir les concepts de conscient et d’inconscient ou d’imagination, ce qui évite bien des difficultés théoriques. Ceci étant dit, elle n’est pas sans défauts. Elle pose quelques problèmes, qui sont certes sans grande conséquences en pratique. Pour illustrer mon propos, j’ai soigneusement évité certaines formulations du type « Ton inconscient va lever ta main gauche » qui me semblent ambiguës dans leur fonctionnement. Cela fera l’objet d’un prochain article.
Disclaimer : Afin d’éviter de produire un exposé trop long et trop compliqué de la théorie de Pierre Janet sur la suggestion, nous avons dû faire des approximations. Nous avons donc évité certains concepts et certaines explications qui auraient rendu l’article plus précis.