[Initialement publié en Avril 2016 par Bruno Spagnoli]
Après s’être posé la question de la « réceptivité » (ou compétence) hypnotique dans un article précédent , j’évoquerai ici la question de savoir si les bons sujets possèdent certaines caractéristiques identifiables à l’avance.
Comme souvent, je me référerai à quelques écrits d’Erickson sur la question, qui sont d’ailleurs assez rares, étant donné qu’Erickson entraînait ses sujets si leur niveau naturel n’était pas suffisant pour ses besoins. La question de la compétence naturelle ne le préoccupait donc pas particulièrement.
J’y adjoindrai également quelques modestes observations personnelles issues de mon expérience d’hypnotiseur de rue. Ces dernières sont complètement personnelles et empiriques, et ne prétendent aucunement à la moindre objectivité scientifique. Elles ont par contre le mérite d’être issues d’un contexte particulier, celui de la rue, qui présente de nombreux avantages, notamment :
- Un recrutement « impromptu » très large et varié, beaucoup moins biaisé que dans les autres contextes d’hypnose, tels que l’hypnose thérapeutique (les sujets étant demandeurs de thérapie et prêts à payer), ou l’hypnose de spectacle (payante également, et basée sur un marketing en général assez ésotérique)
- Une très large liberté d’expérimentation, sans la contrainte d’obtenir un résultat ou de fournir un service précis
- Pas de contrainte de temps préétablie, celle-ci ne dépendant que du bon vouloir du sujet, qui peut parfois rester des heures (et d’autres fois quelques minutes…)
- Un environnement perturbé (bruit, agitation…), obligeant l’opérateur à éviter de confondre hypnose et sieste relaxante dans un fauteuil
Existe-t-il un profil psychologique bien établi du « bon sujet » ?
La réponse à cette question, à ma connaissance, est non.
Beaucoup d’expériences de psychologie ont été menées pour tenter d’établir des corrélations entre des caractéristiques psychologiques, médicales, voire génétiques, et la capacité à développer facilement une certaine profondeur d’hypnose.
Rien de véritablement probant n’en est sorti, hormis des caractéristiques assez vagues, telles que par exemple, la « Fantasy Prone Personality » (personnalité encline à l’imagination ou aux fantasmes), identifiée par Wilson & Barber 1. Le problème est que les descriptions faites par ces auteurs semblent indiquer que ce type de personnalité correspond surtout à une catégorie très particulière d’excellents sujets naturels, facilement en proie, par exemple, à des hallucinations de toutes sortes dans leur vie quotidienne. Cela ne nous aide pas beaucoup à caractériser le bon sujet « standard ».
S’il ne semble pas exister de profil-type clairement identifié, il existe néanmoins un certain nombre de caractéristiques qui semblent empiriquement pouvoir prédire – a minima mieux que le hasard – la compétence naturelle d’un sujet pour l’hypnose.
Observations empiriques d’Erickson
Premières expériences
Dans un article précédent, nous avons décrit des expériences d’Erickson effectuées sur des étudiants âgés autour de 20 ans, ayant permis de mettre en évidence la répartition naturelle de compétence hypnotique parmi 63 sujets.
Il est apparu de manière empirique que les étudiants les moins compétents naturellement – mais aussi, les plus réfractaires à tenter l’expérience – étaient tous étudiants en ingénierie ou agriculture, alors que les étudiants en littérature, par exemple semblaient nettement plus capables de développer des transes de bonne qualité.
La vision du « bon sujet » par Erickson
Erickson a également donné sa vision de praticien concernant les caractéristiques d’un bon sujet, dans les commentaires d’une séance enregistrée 2, en présence de Jay Haley et John Weakland, deux membres du célèbre Mental Research Institute de Palo Alto.
A Jay Haley demandant à Erickson à quoi il voit qu’une personne sera un bon sujet, il répond :
« Quand vous voyez que cette personne fait preuve d’un comportement nettement réceptif. Imaginez qu’on vous présente John. Il a l’air de se dire : « Je vais lui serrer la main, et je vais lui dire ça et ça », préoccupé qu’il est des détails de la présentation. Ce type de personnalité est très difficile. Mais si on vous présente une personne qui vous regarde avec l’air d’attendre quelque chose [NDLR : souligné par moi-même], c’est une personne réceptive, au comportement naturel. Lors de ma visite, quand le Docteur M. m’avait présenté Sue, elle avait cette attitude totalement réceptive. Elle m’avait répondu très volontiers : « Comment allez-vous, Docteur Erickson ? », tout à fait disposée à me serrer la main. Elle attendait un signe, prête à y répondre. Je l’observai tandis qu’on la présentait aux autres personnes, des hommes et des femmes. C’est à ce type de comportement totalement réceptif qu’on reconnaît un bon sujet. »
Observations empiriques en hypnose de rue
Je vais me focaliser ici sur mes observations personnelles faites en hypnose de rue, et les comparer, le cas échéant, aux observations d’Erickson (qui en général se confirment bien).
La question de l’âge
Indéniablement, l’âge semble être le facteur n°1 dans la compétence naturelle des sujets. Après avoir hypnotisé des centaines de sujets de tous âges dans la rue, je pense pouvoir affirmer – empiriquement, n’ayant pas de protocole expérimental rigoureux – que jusqu’à l’âge de 16-18 ans, l’écrasante majorité des sujets est capable de somnambulisme « technique » (c’est-à-dire avec amnésie spontanée ou a minima suggérée indirectement), après un travail de 30 min grand maximum.
Cette proportion semble ensuite diminuer rapidement avec l’âge, mais elle reste importante à 20 ans. Les résultats des premières expériences d’Erickson sur ses sujets de 20-21 ans (19% de transes profondes dans la première expérience, puis 62% dans la deuxième) me semblent tout à fait plausibles, compte tenu du fait que le protocole était totalement « mécanique », rédigé à l’avance sur une feuille de papier. Ces mêmes sujets auraient probablement atteint en très large majorité le somnambulisme en quelques dizaines de minutes au maximum, si Erickson avait tenté de les hypnotiser de manière individualisée.
A partir de 25 ans, la proportion de « somnambules naïfs » semble diminuer substantiellement. Il est cependant plus difficile de faire une estimation, du fait que l’hypnose de rue attire avant tout les plus jeunes.
Profil intellectuel
A l’instar de l’expérience d’Erickson, j’ai pu constater que les personnes de formation « cartésienne » – c’est-à-dire, pour faire simple, scientifique et technique – ont clairement tendance à être plus difficiles. Il n’est cependant pas clair si cette difficulté provient de leur manque de motivation à coopérer – l’hypnose jouissant encore d’une image assez ésotérique -, d’une difficulté à leur communiquer et à leur faire comprendre ce qui est attendu d’eux, ou bien d’un réel manque de capacité à « laisser les choses se faire toutes seules ».
« L’air d’attendre quelque chose »
Cette caractéristique décrite plus haut par Erickson se confirme très nettement sur le terrain. Lorsqu’une personne vient à votre rencontre pour se faire hypnotiser avec cette attitude, elle s’avère généralement être un excellent sujet.
Attention néanmoins, car ce genre de sujet a souvent un besoin important de laisser ses propres processus internes se développer à leur manière, et une hypnose trop directive, façon spectacle, peut le bloquer totalement.
Auto-sélection des « bons sujets »
Tout hypnotiseur sait que dans les démonstrations d’hypnose avec des spectateurs, beaucoup de spectateurs s’hypnotisent plus ou moins tous seuls par le simple fait de regarder. Lorsque ces spectateurs deviennent eux-mêmes sujets, ils sont en général déjà dans une transe plus ou moins développée, et l’obtention de phénomènes spectaculaires peut se produire très rapidement.
Cela ne manque pas en général d’impressionner les autres spectateurs, qui se mettent à croire à un « pouvoir » extraordinaire de votre part, renforçant ainsi encore la mise en transe de ces derniers. Il s’ensuit une sorte d’amplification très rapide des effets obtenus.
Lors de ce processus, les meilleurs sujets parmi les spectateurs, déjà auto-hypnotisés et totalement fascinés par ce qu’ils observent, se portent volontaires. Il s’ensuit un phénomène d’auto-sélection des meilleurs sujets, garantissant les effets et fournissant depuis plus de deux siècles succès et estime aux hypnotiseurs de spectacle, de foire, de rue, de salon…
Le problème de la complaisance
Pour déterminer si un sujet est compétent, on se contente souvent de la simple observation de l’exécution d’une suggestion explicitement demandée. Le problème est que rien ne garantit que le sujet n’est pas en train de simuler, ou en train d’effectuer volontairement l’action demandée, même s’il essaie sincèrement de se convaincre que ce n’est pas le cas.
Nous nommons ce phénomène « complaisance ».
La complaisance est hélas un problème très répandu dans la pratique de l’hypnose. Beaucoup d’opérateurs s’aveuglent sur le degré réel de profondeur hypnotique obtenue chez leur sujet, en se contentant de voir celui-ci obtempérer plus ou moins aux différentes demandes. C’est très souvent le cas en hypnose de rue et de spectacle, dans laquelle des suggestions assénées et répétées ad nauseam finissent par être exécutées par un sujet sous pression et fatigué du matraquage dont il est l’objet.
La complaisance peut avoir plusieurs origines, dont l’envie de plaire, le désir fort de vivre l’expérience, la pression du groupe, la pression du « ça doit marcher », la pression de la scène, etc.
Si l’on veut caractériser correctement les « bons sujets », il est donc essentiel d’appliquer un critère d’évaluation suffisamment objectif, et les critères donnés par Erickson sur les niveaux de transe sont tout à fait adaptés (pour une description de ces critères, voir l’article précédent).
Plus largement, si l’on veut s’assurer de l’authenticité d’un phénomène hypnotique, il faut utiliser un « benchmark » basé soit sur des suggestions (réellement) indirectes, afin que le sujet ne comprenne pas à un niveau conscient ce qui lui est demandé, et ne puisse donc faire preuve de complaisance, soit se limiter aux phénomènes totalement spontanés et jamais suggérés.
Le problème d’attendre des phénomènes spontanés est qu’ils peuvent tout simplement ne pas se produire, même si l’état de profondeur hypnotique le permettrait. Il peut donc être utile d’avoir recours à des suggestions indirectes. Personnellement, afin de caractériser le niveau de transe, j’aime bien utiliser, entre autres, une suggestion indirecte d’amnésie décrite par Erickson (3), qu’il utilisait beaucoup.
La technique consiste simplement, au moment du « réveil » du sujet, et lorsqu’on suspecte que le niveau de transe suffisant a été induit, à reprendre la conversation exactement où elle était avant de commencer la séance d’hypnose.
Typiquement, la conversation avant la séance pouvait porter sur « avez-vous déjà été hypnotisé ? ». Il suffit alors, par exemple, de prononcer immédiatement les mots suivants dès que le sujet est réveillé : « c’est vrai, vous n’avez jamais été hypnotisé ? » (si la réponse précédente était non). Si la transe était assez profonde, une amnésie de la séance va s’installer spontanément, car cette question va ramener le sujet dans le train de pensées qui précédait la séance. Parfois, cela peut prendre un peu de temps, le sujet peut conserver le souvenir de la séance quelques instants, puis celui-ci finit par disparaître (phénomène décrit par Erickson, que j’ai pu parfois observer aussi).
L’amnésie est facile à tester en faisant par exemple référence à des événements s’étant produits pendant la transe, et en observant les réactions du sujet, qui montreront s’il en a souvenir ou pas. On peut aussi lui demander simplement s’il souhaite commencer la séance. S’il répond oui, sans faire preuve d’étonnement, c’est qu’il n’a pas souvenir que celle-ci a en fait déjà eu lieu. Dans le cas contraire, la réaction d’étonnement sera inévitable.
Grâce à cette technique, totalement indirecte et ne pouvant donner lieu à complaisance – en supposant de manière raisonnable que le sujet n’ait jamais lu Erickson ! – il est possible d’objectiver la profondeur de transe obtenue. A noter que cette technique peut servir à la fois de test et d’approfondissement – en général assez puissant -, avec poursuite de la séance et nouveau départ en transe.
Bien sûr, toute autre technique indirecte, et/ou d’observation de phénomènes spontanés est possible.
Conclusion
Nous avons tenté de faire un petit tour d’horizon des différents éléments permettant de caractériser les bons sujets hypnotiques. Le résultat est finalement assez maigre, mais tout de même intéressant.
Bien qu’il ne semble pas exister de profil-type, facilement identifiable, un certain nombre de caractéristiques semblent être relativement prédictives.
La première d’entre elles, et peut-être la plus forte de toutes, est l’âge. Jusqu’à 20-25 ans, une forte proportion de sujets semblent naturellement compétents.
Egalement, l’attitude générale d’ouverture du sujet (« air d’attendre quelque chose ») semble être un bon indicateur de la compétence hypnotique naturelle. La typologie intellectuelle (« scientifique » vs. « littéraire ») semble aussi jouer, même si les raisons ne sont pas claires.
Enfin, il est important de garder à l’esprit que l’identification fiable d’un bon sujet doit se baser sur des observations permettant d’exclure le risque de complaisance, par l’observation de réponses spontanées ou suggérées indirectement.
Références
1 Wilson, S. C., Barber, T. X., The fantasy-prone personality: Implications for understanding imagery, hypnosis, and parapsychological phenomena. PSI Research, Vol 1(3), Sep 1982, 94-116.
2 Erickson, M. H., Haley, J., Weakland, J. H., Transcript of a Trance Induction With Commentary, The American Journal of Clinical Hypnosis, October 1959, 2, pp. 49-84.
Traduction disponible dans le Tome 1 de l’intégrale des articles de Milton Erickson, « De la nature de l’hypnose et de la suggestion », Editions SATAS, pp. 260-323.
3 Erickson, M. H., Explorations in Hypnosis Research, presented at the 7th Annual University of Kansas Institute for Research in Clinical Psychology in Hypnosis and Clinical Psychology, May, 1960, at Lawrence, Kansas.
Traduction disponible dans le Tome 2 de l’intégrale des articles de Milton Erickson, « Altération par l’hypnose des processus sensoriels, perceptifs et psychophysiologiques », Editions SATAS, pp. 411-441.