Elman, Erickson et l’hypnose profonde

[Initialement publié en Mai 2016 par Gabriel Ducrocq]

Il y a quelques années, lorsque j’en étais encore à apprendre les bases de l’hypnose « actuelle », j’entendais souvent parler de somnambulisme, d’état d’Esdaile, de coma hypnotique, d’Ultra Depth et d’Ultra Height. Tous ces états exerçaient sur moi une fascination sans limite, impressionné comme j’étais par leurs pouvoirs quasiment surnaturels. J’entends encore aujourd’hui de nombreuses choses à propos de ces états, qui revêtent un caractère mystérieux, si ce n’est mystique. De nombreuses choses sont dites et contredites à leur égard, et il est souvent difficile de démêler le vrai du faux.

La confusion générale concernant les états profonds trouve son origine, en partie, dans l’adoration de la transe légère des hypnotiseurs de notre époque. L’approfondissement de la transe se limite aujourd’hui à un court fractionnement, étalé sur quelques minutes.

De la transe profonde agonisante, certains rapaces ont fait leur repas. Et alors même que beaucoup d’hypnotiseurs ignorent aujourd’hui l’existence de phénomènes d’électivité, nous avons assisté à la « découverte » de nouveaux états, qui sont aujourd’hui des marques déposées. Pour faire très court, la vision actuelle des niveaux de profondeur de l’hypnose est la suivante :

  • Hypnose légère
  • Hypnose moyenne
  • Hypnose profonde
  • Somnambulisme
  • Etat d’Esdaile
  • Etat Sichort/Ultra-Height

Dans cet article, je vais revenir succinctement sur les états cités précédemment pour préciser les idées du lecteur. Ensuite je livrerai le fond de l’article : ce modèle très insuffisant s’insère parfaitement bien dans le cadre théorique développé par Janet ainsi que dans les observations de Milton Erickson.

Elman et la transe profonde

La vision prévalente de l’hypnose profonde se rattache essentiellement au modèle proposé par Dave Elman, hypnotiseur de spectacle, dans son bouquin Hypnotherapy. L’auteur y dévoile l’enchaînement des niveaux de transe qu’il a remarqué au cours de sa pratique :

  • Transe légère
  • Transe moyenne
  • Transe profonde
  • Somnambulisme
  • Etat d’Esdaile

A chaque niveau de transe correspondent plusieurs phénomènes bien précis. Par exemple, la transe légère correspond à un état de relaxation physique avancé, tandis que la transe profonde correspond à un état de relaxation physique et mental avancé. Qu’entend Dave Elman par relaxation mentale ? Il s’agit, pour lui, d’un état dans lequel il y a un minimum de pensées conscientes – voire plus du tout – et que l’esprit est complètement « blanc ».

Après la transe profonde vient l’état Somnambulique. Celui-ci est principalement caractérisé par la facilité avec laquelle le sujet hypnotique développe des amnésies spécifiques et suggérées. Par exemple l’amnésie de son prénom ou, dans l’induction Elman, une amnésie des chiffres.

Finalement, l’état le plus profond pour l’auteur est l’état d’Esdaile, nommé d’après le célèbre chirurgien écossais James Esdaile, qui se servait de ses caractéristiques afin d’anesthésier et de soigner ses sujets. Cet état – aussi appelé Coma Hypnotique – est principalement marqué par une anesthésie tactile sur tout le corps, une catatonie complète et la possibilité pour le sujet de « choisir » les suggestion qu’il souhaite prendre ou non, avec une incapacité à parler et à bouger. Pour faire simple, le sujet ne répond plus à grand chose, est totalement absent et son corps reste dans la position qu’on lu donne.

Je n’ai pas choisi de détailler les caractéristiques de ces états par pur plaisir. Ces descriptions seront importantes pour la suite de cet article.. Je vous invite donc à bien les garder en tête.

Depuis cette vision de la transe profonde proposée par Dave Elman, des « niveaux » d’hypnose se sont greffés sur son modèle originel. Deux niveaux se sont ajoutés : L’état Sichort nommé d’après son « découvreur », et l’état Ultra-Height, « découvert » par Jerry Kein – comprendre celui qui en a déposé le terme. L’état Ultra-Height, même s’il intervient à la suite d’un état d’Esdaile, correspond en réalité à un état d’hypnose ascendant, « d’expansion de conscience ». Au lieu de « descendre » plus profondément, le sujet « monte ». D’où le nom d’Ultra-Height. Voici les caractéristiques de ces deux états :

L’état Sichort est caractérisé par une hyper relaxation, une guérison 6 à 10 fois plus rapide et une connexion à l’inconscient. L’état Ultra-Height quant à lui, présente les caractéristiques suivantes : aucune. D’après Jerry Kein, l’atteinte de l’état nommé d’après lui à la suite de l’état de Coma Hypnotique est une évidence. D’après Christophe Pank 1, les caractéristiques de cet état sont les suivantes : apaisement du visage – à la limite de l’état extatique – et une anesthésie complète du corps.

Voici, à quelques variations près, la carte prévalente de l’état d’hypnose telle que j’ai pu la constater chez beaucoup de praticiens, qu’ils soient issus de la rue, de la thérapie ou du spectacle. Cette vision très grossière et peu rigoureuse est très insuffisante. Elle possède toutefois de bonnes intuitions que l’on retrouve souvent dans des modèles plus complexes et sophistiqués.

Critique du modèle

Ma critique ne porte pas sur la réalité de ces états mais plutôt sur la pertinence d’en faire des états distincts.

Premièrement, les caractéristiques de ces états sont vagues. Prenons l’état Sichort : que signifie « une plus grand connexion à l’inconscient » ? Qu’est-ce que l’inconscient ? Quelle est cette connexion si particulière ? Je ne parlerai même pas de la guérison 6 à 10 fois plus rapide – je me demande selon quels critères cette accélération a été mesurée, si tant est qu’elle l’ait été – ni de l’hyper relaxation. Comment la mesurer ? En quoi cette hyper relaxation est-elle différente de l’hyper relaxation des autres états ? L’absence de caractéristiques solides pour l’état Ultra-Height est encore pire : un apaisement du visage. Celui-ci ne s’observe-t-il pas dans d’autres états ? De plus l’aspect « évident » de l’atteinte de cet état à la suite d’un Coma Hypnotique en dit long sur le sérieux et la rigueur de la démarche de son « découvreur ».

Ensuite, Christophe Pank révèle dans son bouquin un fait surprenant : il semblerait que le sujet hypnotique choisisse de lui même l’état profond lui permettant de faire le travail le plus adapté 1. Ce choix se fait spontanément, alors même que le sujet n’a aucune connaissance de l’hypnose. Après tout pourquoi pas, mais cela commence à faire beaucoup : un sujet néophyte choisissant lui même un état mal caractérisé. Ainsi le sujet ne passe pas par toute les étapes telles que décrites : il peut passer directement de la transe profonde à l’état Sichort ou à l’état Ultra-Height sans passer d’abord par l’état d’Esdaile ni même par une transe profonde. Ce fonctionnement est contradictoire avec ce que les auteurs de ces états ont décrit originellement.

La conception suivante semble également répandue : lorsqu’on rentre dans un état profond, par exemple l’état d’Esdaile, il peut arriver que tous ses phénomènes caractéristiques ne soient pas présents. On est pourtant dans cet état. Par exemple, un sujet pourrait être en état d’Esdaile alors que seuls l’anesthésie et l’absence de réponses sont présentes, mais pas la catatonie. Quelle-est la valeur de la caractérisation précise d’un état si elle est aléatoire ? Si je présente juste une absence de réactions mais pas de catatonie ni de catalepsie, suis-je toujours en état d’Esdaile ?

Par ailleurs, l’histoire de la découverte de l’état Sichort est pour le moins fascinante. Un jour, alors que Walter Sichort travaillait avec une cliente, quelque chose d’inhabituel est arrivé : il n’est pas parvenu à la faire émerger de son état d’hypnose, malgré l’utilisation de la fameuse phrase magique qui ramène les sujets de leur coma hypnotique. Il s’est alors mis à paniquer. Au moment de prévenir la mère de la jeune femme pour qu’elle appelle les secours, cette dernière s’est éveillée. Walter Sichort l’a alors questionnée pour avoir son ressenti. Il s’est alors avéré qu’elle avait réagi à la première instruction de sortie de transe mais que, la distorsion temporelle étant tellement forte, ce comportement ne s’est manifesté que bien plus tard. Walter Sichort à donc décidé de continuer son travail avec ce sujet afin de découvrir les caractéristiques de sa transe. Pour faire court, l’état Sichort est né sur le ressenti d’un unique sujet ayant manifesté des phénomènes spontanés auxquels le thérapeute était peu accoutumé. Cela paraît très léger pour en faire un état digne d’être distingué. Si je rencontre un sujet qui se met spontanément à rire dans sa transe, tout en développant une catalepsie du gros orteil gauche, cela mérite-t-il que j’en fasse un état à part entière ? N’est-il pas préférable de reconnaître cette manifestation comme l’émergence spontanée de phénomènes hypnotiques propres à mon sujet lors d’une transe profonde? Il me semble bien inutile d’en faire un état à part entière et d’essayer d’y faire rentrer d’autres sujets de façon spontanée.

Finalement, un autre fait me frappe : ces états – ou plutôt ces marques déposées – ne figurent chez aucun auteur vraiment sérieux. N’est-il pas étonnant qu’un chercheur expérimenté comme Milton Erickson, ayant dédié la première partie de sa carrière à la recherche en hypnose et la seconde à devenir un maître ès hypnothérapie, n’ai jamais vu quelque chose qui semble si évident ? Il ne décrit jamais l’état de Coma Hypnotique en tant que tel – je reviendrai plus tard sur cette phrase – et que penser de la technique de l’ascenseur : pour aller de l’état de transe profonde à l’état d’Esdaile, il suffit que le sujet imagine un ascenseur qui descend trois étages, et à chaque étage il se détend un peu plus. Milton Erickson a-t-il pu passer à côté d’une technique aussi simpliste permettant l’accès à un état qu’il n’aura donc jamais connu ? C’est pour le moins douteux.

Ce modèle d’hypnose n’est pas le seul et il en existe de beaucoup plus élaboré. Le lecteur me connaissant personnellement saura ma préférence pour le Docteur Pierre Janet. Ceux qui ne me connaissent pas directement le percevrons au fur et à mesure de mes articles. C’est donc ce modèle que je vais présenter.

Milton Erickson et Pierre Janet

Chez Pierre Janet, l’hypnose est essentiellement de la dissociation – aussi appelée désagrégation. Pour les besoins de cet article, je vais devoir résumer et condenser sa théorie. Je prie le lecteur de pardonner mes approximations.

Pour le professeur du Collège de France, la personnalité humaine est composée de sensations – externes comme internes, des sensations visuelles, auditives kinesthésiques , musculaire, qu’elles viennent de l’extérieur ou alors sous la forme de souvenirs etc.. – agrégées en un tout 2.

La dissociation consiste en un fractionnement de cette unité en divers morceaux. Ces morceaux peuvent être ou non réagrégés en une deuxième unité, à côté de la première – tant que cette dernière existe encore. D’où les phénomènes de personnalité multiple. Ce qui est explique également la présence apparente d’un « inconscient » lorsqu’on l’appelle. Il n’y a pas en permanence de volonté inconsciente propre en notre fort intérieur. On en a pourtant l’impression : à chaque fois qu’on appelle l’entité « inconscient », nous la créons justement. Et d’ailleurs, ce fait n’a pas échappé aux hypnotiseurs chevronnés, l’inconscient est de plus en plus présent et de mieux en mieux défini à mesure qu’on l’appelle.

La profondeur de l’état d’hypnose étant alors équivalente au degré de dissociation, il y a deux extrêmes possibles : soit le sujet est entièrement désagrégé, sans aucun agrégat secondaire suffisamment puissant pour suppléer à la personnalité première. Dans ce cas « il ne se passe plus rien », le sujet est totalement absent. C’est le fameux état « zombie » identifié par tant de néophytes comme étant la seule manifestation extérieure valable de l’état d’hypnose. L’autre extrême, correspond à un sujet entièrement réagrégé. Sa personnalité initiale ayant été découpée en de multiples morceaux réassemblés : on fragmente la personnalité première à mesure qu’on construit un agrégat second. Cette agrégat second devenant finalement plus « gros  et plus fort » que la personnalité première il s’y substitue. L’hypnotiste se retrouve alors avec un sujet réveillé, mais avec une personnalité nouvelle. Evidemment ces deux possibilités sont séparées artificiellement. En réalité il s’agit d’une continuité d’états entre ces deux extrêmes et il est très rare d’avoir un sujet totalement désagrégé ou totalement réagrégé. Avec du temps et de l’entraînement, on peut toutefois s’en approcher.

L’auteur fait d’ailleurs des descriptions de séances très proches de ce que l’on appelle aujourd’hui l’état de Coma Hypnotique. Ainsi, la première description que livre l’auteur dans sa thèse intitulée L’automatisme psychologie :

« Quels que soient les moyens employés pour produire la catalepsie, examinons l’aspect que le sujet présente alors, et choisissons comme exemple la catalepsie de Léonie lorsqu’elle est bien complète et se rapproche le plus de la description classique. Le premier caractère et le plus apparent, c’est l’absolue immobilité du sujet. Jamais une personne normale ne reste plusieurs minutes sans aucun mouvement ; quelques mouvements des mains, des paupières, des lèvres, quelques légers frémissements de la peau manifestent toujours l’activité de la pensée et le sentiment des choses extérieures. Léonie, au contraire, dans l’état que nous décrivons, conserve invariablement l’attitude dans laquelle la catalepsie l’a surprise sans que le plus petit tremblement vienne révéler la conscience et la pensée. Les yeux eux-mêmes tout grands ouverts , sans aucun clignement des paupières, conservent avec fixité la même direction. En un mot, les mouvements de la vie organique, battements du pouls et respiration subsistent seuls, et tous les mouvements qui dépendent de la vie de relation et qui expriment la conscience sont supprimés. Si l’on intervient pas et surtout si on s’abstient de toucher le sujet, cet état persiste sans aucune modification pendant un temps plus ou moins long: on a vu des catalepsies naturelles durer des journées et des catalepsies artificielles se prolonger pendant plusieurs heures […]. Tant que le sujet reste cataleptique, on peut faire sur lui différentes expériences qui nous amènent à constater des caractères importants. Ces caractères, qui ne sont guère que la conséquence de l’inertie précédemment signalée, peuvent être ramenés à quatre principaux que nous décrirons brièvement car ils sont tous bien connus […]. Si l’on touche les membres, on s’aperçoit qu’ils sont extrêmement mobiles et pour ainsi dire légers, qu’ils n’offrent aucune résistance et que l’on peut très facilement les déplacer. Si on les abandonne dans une position nouvelle, ils ne retombent pas suivant les lois de la pesanteur, ils restent absolument immobiles à la place où on les a laissés. Les bras, les jambes, la tête, le tronc du sujet peuvent être mis dans toutes les positions mêmes les plus étranges ; aussi a-t-on comparé tout naturellement ces sujets à des mannequins de peintre que l’on plie dans tous les sens. »

Outre les descriptions de certains états qu’il a observé, Pierre Janet nous donne une caractérisation en trois points de ce qu’il appelle le somnambulisme. Il nuance la dernière, qui est plus irrégulière selon lui. Voici ces trois caractéristiques :

  • Oubli complet pendant l’état de veille normale de tout ce qui s’est passé pendant le somnambulisme.
  • Souvenir complet pendant un somnambulisme nouveau de tout ce qui s’est passé pendant les somnambulismes précédents.
  • Souvenir complet pendant le somnambulisme de tout ce qui s’est passé pendant la veille.

Voici maintenant les observations données par Milton Erickson dans son article sur la transe profonde, L’hypnose profonde et son induction 3, présent dans les Collected Papers Tome I :

« Ce n’est que pour faciliter la conceptualisation que les transes profondes peuvent être caractérisées en (a) somnambulique et (b) stuporeuse. Chez des sujets bien entraînés le premier type de transe se caractérise par l’apparence éveillée du sujet qui semble fonctionner de manière adaptée, libre, et correcte dans l’ensemble de la situation hypnotique, d’une manière semblable à celle d’une personne non hypnotisée, dans son état habituel de conscience […]. La transe stuporeuse se caractérise avant tout par un comportement passif, marqué par un ralentissement psychologique et physiologique. Manquent ici les comportements spontanés et les initiatives si caractéristiques de l’état somnambulique quand on les laisse se produire. On retrouve volontiers une persistance marquée des réponses incomplètes, et une perte de la capacité à prendre conscience du moi. Des collègues médecins à qui l’auteur à demandé d’examiner des sujets en transe stuporeuse, sans leur dire que le sujet était en état hypnotique, ont souvent conclu à un état probablement dû à la prise de narcotiques. Selon l’expérience de l’auteur, l’état stuporeux est difficile à obtenir chez bien des sujets , semble-t-il en raison de leur refus de perdre leur conscience d’eux-même en tant qu’individus. »

Un parallèle Erickson-Janet saute aux yeux : l’état de désagrégation totale pourrait correspondre à ce qu’Erickson appelle la transe stuporeuse : l’absence d’agrégat principal – ou en tout cas sa forte réduction – conduit le sujet à être « une coquille vide », à être « absent ». La transe somnambulique, où le sujet a un aspect totalement éveillé et fonctionne au « niveau inconscient » pourrait correspondre à la création d’un agrégat suffisamment gros et puissant, différent du premier. Encore une fois, il s’agit non pas de deux états séparés, mais d’un continuum entre les deux.

Si ce parallèle se fait assez naturellement, il y a un grand point de divergence entre les deux. Pierre Janet considère l’amnésie post-hypnotique comme une condition obligatoire pour dire que le sujet a vécu un somnambulisme, ce qui n’est pas le cas de Milton Erickson. Ce dernier attribue une grande place à l’amnésie post-hypnotique, qu’il considère comme assez caractéristique de la transe profonde, mais n’en fait pas un critère absolu. Cette différence peut s’expliquer en partie par les sujets observés : Pierre Janet faisait face à des sujets atteints psychologiquement, victimes de graves maladies mentales. Ils rentraient donc très rapidement et facilement dans des états d’hypnose profonds. Milton Erickson observait plutôt des sujets « sains » à côté de ceux de Janet. Ils rentraient donc moins rapidement en état d’hypnose profonde et il donc a fallu élargir les critères.

Comparaison

De cette très brève présentation de la vision de la transe profonde prônée par Erickson et Janet, les bonnes intuitions de Dave Elman ressortent tout de suite. A commencer par l’amnésie en tant que caractérisation de la transe profonde. Mais le fait de la suggérer donne des résultats bien moins consistants : de nombreux sujet sont tout à fait capables de développer des amnésies spécifiques dans des états plus légers que l’hypnose profonde. L’apparition spontanée de mémoires alternantes est un critère bien plus robuste pour juger du caractère profond ou non de la transe.

L’état d’hypnose profonde d’Elman, l’état d’Esdaile et l’état Sichort s’inscrivent tous les deux dans cette vision. Ils semblent correspondre à un état plutôt très stuporeux. La transe profonde d’Elman et l’état d’Esdaile en particulier. Ce ne sont pas des états en eux même, différents l’un de l’autre ou plus profond l’un que l’autre. Ce sont simplement deux nuances d’un même phénomène : la désagrégation psychologique. Il est inutile d’en faire des états à part entière. Il est encore plus inutile d’affirmer l’atteinte spontanée de ces états particuliers avec un décompte ou une visualisation d’ascenseur à partir d’un autre état d’hypnose. La désagrégation – outre les suggestions que l’on va donner volontairement – va amener des phénomènes hypnotiques différents chez chaque personne. Ce qui explique d’ailleurs que les sujets semblent « choisir » l’état profond qui leur semble le meilleur au lieu de passer par les états dans l’ordre chronologique donné dans le modèle en début d’article : les phénomènes spontanés se développent au fur et à mesure de l’approfondissement selon la structure mentale du sujet. Ce dernier ne choisit pas son état en vue d’une problématique précise. Tout cela est d’une certaine façon aléatoire et dépend du sujet.

Ceci explique également que l’on ai l’impression que même si le sujet ne développe pas tous les phénomènes caractéristiques d’un état profond particulier, il y est quand même. En réalité, le sujet rentre en transe profonde au sens Erickson-Janet tout en développant des phénomènes spontanés au gré de sa désagrégation. S’il développe tous les signes d’un état d’Esdaile par exemple, coup de chance, on dit qu’il est dans cet état. S’il n’en développe que quelques uns, on a quand même l’impression qu’il est en coma hypnotique, puisqu’il est en transe stuporeuse, alors on dit qu’il est quand même dans l’état d’Esdaile.

Ce modèle basé sur celui proposé par Elman se concentre exclusivement sur les aspects stuporeux de la transe profonde, en délaissant le somnambulisme du Docteur Erickson. Ceci est probablement dû à l’aspect impressionnant et « zombie » qui laisse penser que cet état est plus profond qu’un autre, où le sujet semblerait plus alerte. La facilité de calibration est sûrement elle aussi à l’origine de ce délaissement. Il est plus aisé de repérer un sujet devenant de plus en plus lent, de plus en plus endormi, que de calibrer des changements un peu plus subtils dans ses réactions et sa personnalité.

Conclusion

Le modèle de transe profonde prédominant est très incomplet dans sa théorie et méprend des phénomènes spontanés arrivant chez quelques sujets pour des états à part entière, devant arriver spontanément chez tous les sujets. Il n’est pas étonnant que les sujets évoluent alors au milieu de ces états sans suivre l’ordre prédit par la théorie, ou que toutes les caractéristiques ne soient pas remplies lorsqu’on tente de faire rentrer un sujet dans un état bien précis.

Ce modèle a malgré tout de très bonnes intuitions et s’insère parfaitement bien dans des conceptions plus sophistiquées, telles que celles d’Erickson et de Janet, dont le parallèle se fait assez naturellement. L’amnésie sert à caractériser le somnambulisme, et l’état de transe profonde selon Elman et l’état d’Esdaile – ainsi que l’état Sichort dans une moindre mesure – sont des instances particulières de transe stuporeuse, avec des phénomènes spontanés d’anesthésie et de catalepsie.

La capacité à induire un état d’hypnose profonde de façon répétée et consistante, bien que pas toujours facile, devrait à mon avis être une compétence de base de tout hypnotiseur. Il s’agit de culture hypnotique. De plus, il ne faut pas oublier que même un Milton Erickson, qui disait parfois que la transe légère suffit à créer les changements voulu, utilisait régulièrement l’hypnose profonde lors de ses séances. Enfin, si Erickson était un maître dans l’utilisation de l’hypnose légère, il ne faut pas oublier qu’il avait développé une grande expertise de l’hypnose profonde bien avant, et qu’il préconisait de travailler en moyenne entre quatre et huit heures avec un sujet avant de commencer le travail thérapeutique.

Beaucoup d’hypnotiseurs opposent, ou du moins séparent, les mouvances Ericksoniennes et Elmaniennes. Ceci n’a pas lieu d’être. La pensée Elmanienne n’est pas différente de celle d’Erickson. Elle est moins bien documentée et moins réfléchie. D’où la présence de très bonnes intuitions, malheureusement trop approximatives. Mais ces intuitions collent tout à fait aux observations d’Erickson sur la transe profonde ainsi qu’au modèle théorique développé par Janet.

Références :

1 Pank,C, Hypnose H-Ultra ou Hypnose profonde, 2013

2 Janet, P, L’Automatisme Psychologique, Essai de psychologie expérimentale sur les formes inférieures de l’activité humaine, 1889.

3 Erickson, M.H., L’hypnose profonde et son induction, 1952, disponible dans L’intégrale des articles de Milton Erickson sur l’hypnose Tome I.

Bonus :

Chose promise, chose due, je vous mets une interview d’Erickson dans laquelle il parle de Dave Elman. La qualité est très mauvaise, j’ai tenté de faire un transcript mais la tâche s’est révélée fastidieuse. J’ai donc pris les morceaux que je jugeais les plus intéressants. On l’entend très clairement se moquer d’Elman, qui lui aurait proposé de lui offrir des cours d’hypnose et de médecine. Il qualifie l’induction Elman de technique brutale. Il l’accuse de sceller ses patients, c’est à dire de leur suggérer que seul lui pourra les hypnotiser de nouveau. Finalement, Erickson reproche à Elman de lui avoir volé des travaux et de les avoir fait passer pour les siens.

Si quelqu’un se sent le courage et le niveau pour transcrire entièrement le MP3, je le remercierai de me l’envoyer.

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Les points d’interrogation signifient que je n’ai pas pu comprendre ce qu’Erickson disait. Certains mots figurent entre des points d’interrogation – e.g ??mot ?? – cela signifie que je ne suis pas certain d’avoir compris le bon mot.

Erickson : It’s a pleasure (laughs). Dave Elman has corresponded with me over the years…. Dave Elman undertook very graciously to teach me some things about hypnosis. He offered to teach me something about (???) and medicine. I enjoyed reading those letters about (???). I admit (??) in a uncommon fashion. ????

He claims it’s its own, its a saddle(??) technique. It’s a technique that eventually internalizes ?? patients.. it’s a inconsidered technique , it’s a bullying technique. I know a number of praticiens who trained under Elman (??) because they lost their patients (??) and then they trained elsewhere decigind ?? it’s a bullying technique, a wrong sort of technique (???) Dave Elman speaks about the scealing of patients. You can sceal your patients to you so that patient cannot receive medical or dental help from any other doctor but must return to you. It isn’t said openly but (??) can sceal your patient to you permanently.(??) of Dave Elman sceals .. each of them sceals the patient for me as a (??) such as this. (??) the pride to build anything with these patients. Of course whenever you sceal a patient you are literraly giving him forced hypnotic suggestion… not corresponding to anybody else. But you can’t really sceal a patient because taht come ?? to a patient only when the patient knows that, so I’m ???? then I sceal the patient so that the doctor can’t talk to their own patient (rires) but you see, I did it this way : I give them a time limited sceal they ??will be willing to carry out ?? for a certain length of time and the patients didn’t mind that. But they gave their patients an unlimited scealing??suggestion ?? ???? I think Dave Elman has done to hypnosis a tremendous amount of harm. I know he has??entailed ?? any number of medical societies and medical men, I know he ??internalized ?? medical societies. I know he charges for one seminar of hypnosis  in 1950 », Dave Elman was charging 250 ???? I do know that Dave Elman has brought some pieces from ??? seminars and re-edited the material and ??passed one ?? as his own material ??? I know he uses my material and I know he has rewrote it and re-amphasized it so it’s like Dave Elman and not Erickson. I’m still receiving letters from Dave Elman. I’m on his mailing list ???? of offered to teach me ???

La caractérisation des bons sujets hypnotiques

[Initialement publié en Avril 2016 par Bruno Spagnoli]

Après s’être posé la question de la « réceptivité » (ou compétence) hypnotique dans un article précédent , j’évoquerai ici la question de savoir si les bons sujets possèdent certaines caractéristiques identifiables à l’avance.

Comme souvent, je me référerai à quelques écrits d’Erickson sur la question, qui sont d’ailleurs assez rares, étant donné qu’Erickson entraînait ses sujets si leur niveau naturel n’était pas suffisant pour ses besoins. La question de la compétence naturelle ne le préoccupait donc pas particulièrement.

J’y adjoindrai également quelques modestes observations personnelles issues de mon expérience d’hypnotiseur de rue. Ces dernières sont complètement personnelles et empiriques, et ne prétendent aucunement à la moindre objectivité scientifique. Elles ont par contre le mérite d’être issues d’un contexte particulier, celui de la rue, qui présente de nombreux avantages, notamment :

  • Un recrutement « impromptu » très large et varié, beaucoup moins biaisé que dans les autres contextes d’hypnose, tels que l’hypnose thérapeutique (les sujets étant demandeurs de thérapie et prêts à payer), ou l’hypnose de spectacle (payante également, et basée sur un marketing en général assez ésotérique)
  •  
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  • Une très large liberté d’expérimentation, sans la contrainte d’obtenir un résultat ou de fournir un service précis
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  • Pas de contrainte de temps préétablie, celle-ci ne dépendant que du bon vouloir du sujet, qui peut parfois rester des heures (et d’autres fois quelques minutes…)
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  • Un environnement perturbé (bruit, agitation…), obligeant l’opérateur à éviter de confondre hypnose et sieste relaxante dans un fauteuil

Existe-t-il un profil psychologique bien établi du « bon sujet » ?

La réponse à cette question, à ma connaissance, est non.

Beaucoup d’expériences de psychologie ont été menées pour tenter d’établir des corrélations entre des caractéristiques psychologiques, médicales, voire génétiques, et la capacité à développer facilement une certaine profondeur d’hypnose.

Rien de véritablement probant n’en est sorti, hormis des caractéristiques assez vagues, telles que par exemple, la « Fantasy Prone Personality » (personnalité encline à l’imagination ou aux fantasmes), identifiée par Wilson & Barber 1. Le problème est que les descriptions faites par ces auteurs semblent indiquer que ce type de personnalité correspond surtout à une catégorie très particulière d’excellents sujets naturels, facilement en proie, par exemple, à des hallucinations de toutes sortes dans leur vie quotidienne. Cela ne nous aide pas beaucoup à caractériser le bon sujet « standard ».

S’il ne semble pas exister de profil-type clairement identifié, il existe néanmoins un certain nombre de caractéristiques qui semblent empiriquement pouvoir prédire – a minima mieux que le hasard – la compétence naturelle d’un sujet pour l’hypnose.

Observations empiriques d’Erickson

Premières expériences

Dans un article précédent, nous avons décrit des expériences d’Erickson effectuées sur des étudiants âgés autour de 20 ans, ayant permis de mettre en évidence la répartition naturelle de compétence hypnotique parmi 63 sujets.

Il est apparu de manière empirique que les étudiants les moins compétents naturellement – mais aussi, les plus réfractaires à tenter l’expérience – étaient tous étudiants en ingénierie ou agriculture, alors que les étudiants en littérature, par exemple semblaient nettement plus capables de développer des transes de bonne qualité.

La vision du « bon sujet » par Erickson

Erickson a également donné sa vision de praticien concernant les caractéristiques d’un bon sujet, dans les commentaires d’une séance enregistrée 2, en présence de Jay Haley et John Weakland, deux membres du célèbre Mental Research Institute de Palo Alto.

A Jay Haley demandant à Erickson à quoi il voit qu’une personne sera un bon sujet, il répond :

« Quand vous voyez que cette personne fait preuve d’un comportement nettement réceptif. Imaginez qu’on vous présente John. Il a l’air de se dire : « Je vais lui serrer la main, et je vais lui dire ça et ça », préoccupé qu’il est des détails de la présentation. Ce type de personnalité est très difficile. Mais si on vous présente une personne qui vous regarde avec l’air d’attendre quelque chose [NDLR : souligné par moi-même], c’est une personne réceptive, au comportement naturel. Lors de ma visite, quand le Docteur M. m’avait présenté Sue, elle avait cette attitude totalement réceptive. Elle m’avait répondu très volontiers : « Comment allez-vous, Docteur Erickson ? », tout à fait disposée à me serrer la main. Elle attendait un signe, prête à y répondre. Je l’observai tandis qu’on la présentait aux autres personnes, des hommes et des femmes. C’est à ce type de comportement totalement réceptif qu’on reconnaît un bon sujet. »

Observations empiriques en hypnose de rue

Je vais me focaliser ici sur mes observations personnelles faites en hypnose de rue, et les comparer, le cas échéant, aux observations d’Erickson (qui en général se confirment bien).

La question de l’âge

Indéniablement, l’âge semble être le facteur n°1 dans la compétence naturelle des sujets. Après avoir hypnotisé des centaines de sujets de tous âges dans la rue, je pense pouvoir affirmer – empiriquement, n’ayant pas de protocole expérimental rigoureux – que jusqu’à l’âge de 16-18 ans, l’écrasante majorité des sujets est capable de somnambulisme « technique » (c’est-à-dire avec amnésie spontanée ou a minima suggérée indirectement), après un travail de 30 min grand maximum.

Cette proportion semble ensuite diminuer rapidement avec l’âge, mais elle reste importante à 20 ans. Les résultats des premières expériences d’Erickson sur ses sujets de 20-21 ans (19% de transes profondes dans la première expérience, puis 62% dans la deuxième) me semblent tout à fait plausibles, compte tenu du fait que le protocole était totalement « mécanique », rédigé à l’avance sur une feuille de papier. Ces mêmes sujets auraient probablement atteint en très large majorité le somnambulisme en quelques dizaines de minutes au maximum, si Erickson avait tenté de les hypnotiser de manière individualisée.

A partir de 25 ans, la proportion de « somnambules naïfs » semble diminuer substantiellement. Il est cependant plus difficile de faire une estimation, du fait que l’hypnose de rue attire avant tout les plus jeunes.

Profil intellectuel

A l’instar de l’expérience d’Erickson, j’ai pu constater que les personnes de formation « cartésienne » – c’est-à-dire, pour faire simple, scientifique et technique – ont clairement tendance à être plus difficiles. Il n’est cependant pas clair si cette difficulté provient de leur manque de motivation à coopérer – l’hypnose jouissant encore d’une image assez ésotérique -, d’une difficulté à leur communiquer et à leur faire comprendre ce qui est attendu d’eux, ou bien d’un réel manque de capacité à « laisser les choses se faire toutes seules ».

« L’air d’attendre quelque chose »

Cette caractéristique décrite plus haut par Erickson se confirme très nettement sur le terrain. Lorsqu’une personne vient à votre rencontre pour se faire hypnotiser avec cette attitude, elle s’avère généralement être un excellent sujet.

Attention néanmoins, car ce genre de sujet a souvent un besoin important de laisser ses propres processus internes se développer à leur manière, et une hypnose trop directive, façon spectacle, peut le bloquer totalement.

Auto-sélection des « bons sujets »

Tout hypnotiseur sait que dans les démonstrations d’hypnose avec des spectateurs, beaucoup de spectateurs s’hypnotisent plus ou moins tous seuls par le simple fait de regarder. Lorsque ces spectateurs deviennent eux-mêmes sujets, ils sont en général déjà dans une transe plus ou moins développée, et l’obtention de phénomènes spectaculaires peut se produire très rapidement.

Cela ne manque pas en général d’impressionner les autres spectateurs, qui se mettent à croire à un « pouvoir » extraordinaire de votre part, renforçant ainsi encore la mise en transe de ces derniers. Il s’ensuit une sorte d’amplification très rapide des effets obtenus.

Lors de ce processus, les meilleurs sujets parmi les spectateurs, déjà auto-hypnotisés et totalement fascinés par ce qu’ils observent, se portent volontaires. Il s’ensuit un phénomène d’auto-sélection des meilleurs sujets, garantissant les effets et fournissant depuis plus de deux siècles succès et estime aux hypnotiseurs de spectacle, de foire, de rue, de salon…

Le problème de la complaisance

Pour déterminer si un sujet est compétent, on se contente souvent de la simple observation de l’exécution d’une suggestion explicitement demandée. Le problème est que rien ne garantit que le sujet n’est pas en train de simuler, ou en train d’effectuer volontairement l’action demandée, même s’il essaie sincèrement de se convaincre que ce n’est pas le cas.

Nous nommons ce phénomène « complaisance ».

La complaisance est hélas un problème très répandu dans la pratique de l’hypnose. Beaucoup d’opérateurs s’aveuglent sur le degré réel de profondeur hypnotique obtenue chez leur sujet, en se contentant de voir celui-ci obtempérer plus ou moins aux différentes demandes. C’est très souvent le cas en hypnose de rue et de spectacle, dans laquelle des suggestions assénées et répétées ad nauseam finissent par être exécutées par un sujet sous pression et fatigué du matraquage dont il est l’objet.

La complaisance peut avoir plusieurs origines, dont l’envie de plaire, le désir fort de vivre l’expérience, la pression du groupe, la pression du « ça doit marcher », la pression de la scène, etc.

Si l’on veut caractériser correctement les « bons sujets », il est donc essentiel d’appliquer un critère d’évaluation suffisamment objectif, et les critères donnés par Erickson sur les niveaux de transe sont tout à fait adaptés (pour une description de ces critères, voir l’article précédent).

Plus largement, si l’on veut s’assurer de l’authenticité d’un phénomène hypnotique, il faut utiliser un « benchmark » basé soit sur des suggestions (réellement) indirectes, afin que le sujet ne comprenne pas à un niveau conscient ce qui lui est demandé, et ne puisse donc faire preuve de complaisance, soit se limiter aux phénomènes totalement spontanés et jamais suggérés.

Le problème d’attendre des phénomènes spontanés est qu’ils peuvent tout simplement ne pas se produire, même si l’état de profondeur hypnotique le permettrait. Il peut donc être utile d’avoir recours à des suggestions indirectes. Personnellement, afin de caractériser le niveau de transe, j’aime bien utiliser, entre autres, une suggestion indirecte d’amnésie décrite par Erickson (3), qu’il utilisait beaucoup.

La technique consiste simplement, au moment du « réveil » du sujet, et lorsqu’on suspecte que le niveau de transe suffisant a été induit, à reprendre la conversation exactement où elle était avant de commencer la séance d’hypnose.

Typiquement, la conversation avant la séance pouvait porter sur « avez-vous déjà été hypnotisé ? ». Il suffit alors, par exemple, de prononcer immédiatement les mots suivants dès que le sujet est réveillé : « c’est vrai, vous n’avez jamais été hypnotisé ? » (si la réponse précédente était non). Si la transe était assez profonde, une amnésie de la séance va s’installer spontanément, car cette question va ramener le sujet dans le train de pensées qui précédait la séance. Parfois, cela peut prendre un peu de temps, le sujet peut conserver le souvenir de la séance quelques instants, puis celui-ci finit par disparaître (phénomène décrit par Erickson, que j’ai pu parfois observer aussi).

L’amnésie est facile à tester en faisant par exemple référence à des événements s’étant produits pendant la transe, et en observant les réactions du sujet, qui montreront s’il en a souvenir ou pas. On peut aussi lui demander simplement s’il souhaite commencer la séance. S’il répond oui, sans faire preuve d’étonnement, c’est qu’il n’a pas souvenir que celle-ci a en fait déjà eu lieu. Dans le cas contraire, la réaction d’étonnement sera inévitable.

Grâce à cette technique, totalement indirecte et ne pouvant donner lieu à complaisance – en supposant de manière raisonnable que le sujet n’ait jamais lu Erickson ! – il est possible d’objectiver la profondeur de transe obtenue. A noter que cette technique peut servir à la fois de test et d’approfondissement – en général assez puissant -, avec poursuite de la séance et nouveau départ en transe.

Bien sûr, toute autre technique indirecte, et/ou d’observation de phénomènes spontanés est possible.

Conclusion

Nous avons tenté de faire un petit tour d’horizon des différents éléments permettant de caractériser les bons sujets hypnotiques. Le résultat est finalement assez maigre, mais tout de même intéressant.

Bien qu’il ne semble pas exister de profil-type, facilement identifiable, un certain nombre de caractéristiques semblent être relativement prédictives.

La première d’entre elles, et peut-être la plus forte de toutes, est l’âge. Jusqu’à 20-25 ans, une forte proportion de sujets semblent naturellement compétents.

Egalement, l’attitude générale d’ouverture du sujet (« air d’attendre quelque chose ») semble être un bon indicateur de la compétence hypnotique naturelle. La typologie intellectuelle (« scientifique » vs. « littéraire ») semble aussi jouer, même si les raisons ne sont pas claires.

Enfin, il est important de garder à l’esprit que l’identification fiable d’un bon sujet doit se baser sur des observations permettant d’exclure le risque de complaisance, par l’observation de réponses spontanées ou suggérées indirectement.

Références

1 Wilson, S. C., Barber, T. X., The fantasy-prone personality: Implications for understanding imagery, hypnosis, and parapsychological phenomena. PSI Research, Vol 1(3), Sep 1982, 94-116.

2 Erickson, M. H., Haley, J., Weakland, J. H., Transcript of a Trance Induction With Commentary, The American Journal of Clinical Hypnosis, October 1959, 2, pp. 49-84.

Traduction disponible dans le Tome 1 de l’intégrale des articles de Milton Erickson, « De la nature de l’hypnose et de la suggestion », Editions SATAS, pp. 260-323.

3 Erickson, M. H., Explorations in Hypnosis Research, presented at the 7th Annual University of Kansas Institute for Research in Clinical Psychology in Hypnosis and Clinical Psychology, May, 1960, at Lawrence, Kansas.

Traduction disponible dans le Tome 2 de l’intégrale des articles de Milton Erickson, « Altération par l’hypnose des processus sensoriels, perceptifs et psychophysiologiques », Editions SATAS, pp. 411-441.

La « réceptivité » hypnotique des sujets jeunes : quelques enseignements des premières expériences d’Erickson

[Initialement publié en Avril 2016 par Bruno Spagnoli]

Beaucoup de pratiquants de l’hypnose se posent fréquemment la question de la « réceptivité ». Untel est-il « réceptif » ou non à l’hypnose ? Qui peut être hypnotisé ? Tout le monde peut-il l’être ou seulement quelques-uns ?

A cette question s’ajoute souvent celle de la profondeur de l’hypnose, quelqu’un de très « réceptif » étant supposé capable d’entrer dans une hypnose profonde, au contraire de quelqu’un de peu « réceptif ».

Dans cet article, je vais m’attacher à clarifier ces questions, dans le contexte de jeunes étudiants âgés d’environ 20 ans, en m’appuyant sur les premières expériences faites par Milton Erickson (1901-1980), qui, en plus d’être un thérapeute exceptionnel, était aussi un chercheur passionné.

Réceptivité vs. Compétence

Un premier point important est de réaliser que le terme « réceptivité » est mal adapté, car il présuppose une vision de l’hypnose complètement dépassée. Il implique que le sujet serait une sorte de récepteur à quelque chose que l’hypnotiseur lui enverrait. Ce dernier serait l’acteur du processus, envoyant ses suggestions (ou son « magnétisme animal », si on était au XVIIIe siècle) à un pauvre sujet complètement passif, qui n’aurait d’autre choix que de les recevoir – s’il est « réceptif » – ou au contraire d’y être imperméable.

Cette vision était encore dominante du temps de la jeunesse d’Erickson, lorsqu’il était étudiant en médecine à l’Université du Wisconsin, dans les années 1920. Un des pères fondateurs de la psychologie expérimentale, le professeur Clark Hull, y défendait cette vision centrée sur l’opérateur, et s’acharnait à essayer de mettre au point des protocoles standardisés d’induction de l’hypnose, ne tenant pas compte du sujet ou du contexte.

Un des grands apports d’Erickson a été de comprendre très tôt que l’hypnose était avant tout un ensemble de processus internes au sujet, et que la mise en place d’un état hypnotique consistait uniquement à emmener le sujet à utiliser et à mettre en œuvre ces processus par lui-même. Il s’opposait de manière parfois assez marquée avec Clark Hull sur cette question, et on prend plaisir à imaginer l’étudiant qu’était alors Erickson contredire de manière virulente le célèbre professeur, considéré à l’époque comme un expert incontournable.

Dans la suite de cet article, nous adopterons donc la notion de « compétence » plutôt que celle de « réceptivité », afin de désigner la capacité d’un sujet à développer un état hypnotique.

L’hypnose et les « niveaux de transe »

Il nous faut maintenant adopter une définition, même simplifiée, de ce que nous entendons par hypnose. Les esprits s’agitent sur cette question depuis deux siècles, et je me garderai bien de rouvrir le débat ici. Pour le contexte de cet article, je me bornerai à la définition opérationnelle suivante :

« L’hypnose est un état psychologique particulier caractérisé par la survenue et le développement dans des proportions importantes de comportements de suggestion habituellement absents de l’état normal »

Le sens du terme « suggestion » est ici différent du sens commun. Par « suggestion », nous entendons le processus de développement naturel d’une idée en acte, sans que celle-ci ne rencontre d’obstacles d’ordre volontaire ou conscient. Pour des explications plus détaillées, voir l’article écrit par Gabriel Ducrocq.

Il devient ensuite naturel de chercher à classifier les états hypnotiques en différents niveaux de profondeur, suivant la quantité ou la complexité des phénomènes de suggestion présents. Ces phénomènes sont ceux que l’on nomme habituellement « phénomènes hypnotiques ».

Dans le contexte de ses premières expériences1, Erickson distinguait les niveaux de transe légère, moyenne et profonde (ou « somnambulique »). La vision d’Erickson sur ces questions s’est affinée au cours de sa carrière, mais les premières définitions qu’il a données contenaient déjà l’essentiel :

  • La transe est légère en présence d’activité idéomotrice développée, mais avec pleine conscience et souvenir du sujet. Les suggestions de mouvements moteurs s’accomplissent involontairement (i.e. on a effectivement affaire à des suggestions autonomes et non à un processus volontaire), mais l’orientation générale à la réalité environnante reste à peu près normale
  • La transe est moyenne lorsque des phénomènes supplémentaires d’altération de la perception de la réalité se mettent en place, notamment des amnésies spontanées, partielles ou sélectives des phénomènes ayant eu lieu
  • La transe est profonde, ou somnambulique, en cas d’amnésie spontanée totale des phénomènes ayant eu lieu. En général, le sujet sortant de la transe profonde réagit comme si l’intervalle de temps de l’expérience hypnotique n’avait jamais existé, et pense encore être dans l’instant précédent. L’orientation générale à la réalité durant la phase somnambulique est en général fortement altérée, avec notamment le développement fréquent d’une électivité (ignorance des stimuli extérieurs à l’opérateur et à la situation hypnotique, par exemple les personnes autour ne sont plus perçues par le sujet), ainsi que différentes altérations de type hallucinatoire (perception de stimuli, visuels, auditifs, etc. inexistants), temporelle (régression dans le passé), etc.

Ces définitions peuvent bien sûr être critiquées, notamment sur le fait que le seul critère d’amnésie soit retenu. On peut en effet parfois assister à la présence de phénomènes assez complexes, tels que l’anesthésie, sans pour autant avoir nécessairement d’amnésie. Erickson décrira d’ailleurs durant sa carrière de nombreux cas de « transe profonde » avec phénomènes complexes, sans amnésie totale systématique.

Je trouve néanmoins ces définitions très pratiques, car le critère d’amnésie permet généralement, en pratique, de caractériser une dissociation importante, en particulier un début de développement d’une « entité autonome », indépendante de la conscience ordinaire. La présence de cette entité permet dans une certaine de mesure de faire le lien entre ces définitions et la vision développée par Pierre Janet (1859-1947) dans « L’Automatisme Psychologique »2. Les travaux ultérieurs d’Erickson confirment d’ailleurs sa vision très « janétienne » et dissociative de l’hypnose.

Au-delà de ces définitions pratiques, il faut enfin noter que la transe profonde suivant la définition ci-dessus ne représente que le début de l’hypnose profonde. Des niveaux de compétence hypnotique bien plus profonds peuvent être atteints, avec en général à la clé la possibilité d’obtenir des phénomènes particulièrement complexes, tels que la cécité hypnotique, la distorsion du temps, etc. (tous phénomènes également étudiés par Erickson).

Ces niveaux de compétence hypnotique nécessitent en général un entraînement plus ou moins important du sujet, et ne sont pour ainsi dire jamais obtenus sur des sujets « naïfs », même naturellement doués.

L’entraînement à l’hypnose

Hormis ses premières expériences que nous allons relater plus loin, il faut savoir qu’Erickson conduisait la plupart de ses recherches sur des sujets longuement entraînés par ses soins. Cette situation contraste énormément avec les autres travaux effectués à la même époque par d’autres chercheurs, qui en général se contentaient d’un travail minimaliste sur leurs sujets, souvent convaincus qu’ils étaient, à l’instar de Clark Hull, qu’une procédure standardisée relativement rapide suffisait à induire un état d’hypnose satisfaisant.

La conséquence en était que maintes recherches effectuées dans ces conditions ne pouvaient conduire qu’à des résultats incohérents, contradictoires, ou simplement invalides, pour la simple raison qu’un état hypnotique réellement satisfaisant n’était que rarement obtenu. Il devenait donc possible de démontrer tout et son contraire, et impossible de distinguer les phénomènes réellement automatiques du reste.

Il faut donc mettre au crédit d’Erickson de s’être préoccupé très tôt de cette question, et d’avoir en conséquence développé des techniques d’entraînement de ses sujets extrêmement poussées. Il pouvait consacrer des dizaines d’heures à entraîner un sujet, pour l’emmener progressivement vers des phénomènes très complexes, dénués de tout caractère volontaire. Même en thérapie, Erickson pouvait consacrer plusieurs heures à seulement entraîner son sujet, avant de commencer tout travail thérapeutique.

Les états obtenus de cette manière sont clairement plus profonds que ce qu’un sujet, même naturellement très compétent, peut atteindre sans entraînement. Il est important de garder cela à l’esprit lorsqu’on ne travaille que quelques dizaines de minutes avec un sujet naïf (par exemple, en hypnose de rue, ou même en hypnose de cabinet si l’on se concentre tout de suite sur la thérapie, sans travailler spécifiquement l’hypnose). Les états obtenus dans ce dernier cas, même s’ils peuvent satisfaire aux critères techniques du somnambulisme tel que défini plus haut, restent des états qui sont au mieux relativement superficiels comparé à ce qu’Erickson pouvait obtenir en y consacrant le temps nécessaire. Malheureusement, nous n’avons qu’assez peu d’informations sur la manière dont il construisait ses longues séances d’entrainement.

Les premières expériences d’Erickson

Alors qu’il était étudiant en médecine à l’Université du Wisconsin dans les années 1920, Erickson faisait partie d’un groupe d’étudiants intéressés par l’hypnose. Ce groupe se réunissait régulièrement afin de discuter de la nature de l’hypnose, de procéder à des expériences ou démonstrations sur des volontaires du groupe, et enfin imaginer des protocoles expérimentaux qui permettraient de faire progresser la compréhension de l’hypnose.

À la suite de ces réflexions, un protocole expérimental fut imaginé puis mis en œuvre par Erickson sur un groupe de sujets recrutés au sein de son université (tous des étudiants). Ce protocole avait pour but de comparer les réactions des sujets lors de deux contextes différents. Le premier contexte ne faisait aucune référence à l’hypnose, et était présenté comme une étude sur « l’introspection ». Le deuxième contexte faisait lui explicitement référence à l’hypnose.

Il se trouve que l’utilisation de sujets « naïfs », sans entraînement préalable, nous donne un aperçu statistique intéressant de la proportion de sujets naturellement compétents, même si ce n’était pas le but premier de l’expérience.

Cette expérience est particulièrement intéressante car, à la différence des expériences basées sur les échelles de susceptibilité à l’hypnose – très en vogue dans les années 60 -, les phénomènes observés ici sont en grande partie spontanés et n’ont pas fait l’objet de suggestions explicites, ce qui permet d’éliminer le risque d’une simple complaisance de la part des sujets*.

Première partie de l’expérience

L’expérience a été menée sur un total de 63 sujets. Le protocole était entièrement dactylographié sur une feuille de papier et était lu de manière identique à chaque sujet. Le document expliquait aux sujets qu’ils allaient participer à une étude sur le concept « d’introspection ». Aucune référence à l’hypnose n’était faite, ni avant, ni pendant l’expérience.

Après une brève introduction sur l’idée « d’introspection » (concept volontairement vague), le document explique ce que doivent faire les sujets, et que cela devrait prendre environ 1h-1h30. Le plus simple est de reproduire ici le texte original :

« Vous devez vous asseoir confortablement dans ce fauteuil, et regarder simplement droit devant vous. Les yeux ouverts, vous devez imaginer qu’il y a une petite table placée à droite (à gauche pour les gauchers) du fauteuil. Vos mains doivent reposer confortablement sur vos genoux. Sur cette petite table fictive, vous allez imaginer qu’il y a une grande coupe de fruits pleine de pommes, de poires, de bananes, de prunes, d’oranges, ou de toute autre sorte de fruit que vous aimez, mais ne tournez pas la tête pour regarder dans cette direction. Vous pouvez imaginer que tous ces fruits imaginaires sont à portée de votre main posée sur votre genou.

Ensuite, vous devez imaginer une table d’une hauteur normale posée sur le sol juste devant vous, suffisamment près pour que vous n’ayez qu’à vous pencher un peu en avant pour y poser quelque chose.

Maintenant, votre tâche consiste à vous asseoir dans le fauteuil en regardant droit devant vous et d’effectuer mentalement, étape par étape et dans l’ordre convenable, à un niveau mental seulement, les processus de pensée en jeu dans la tâche suivante : soulever votre main du genou, soulever le bras au-dessus du bras du fauteuil, sentir les mouvements du coude et de l’épaule, le mouvement sur le côté de votre bras, le léger mouvement de votre main vers le bas, le contact du fruit, repasser au-dessus du bras du fauteuil et ensuite le placer sur la table fictive devant vous. C’est tout ce que vous avez à faire, juste imaginer tout cela. Si vos yeux se fatiguent ou si vous pouvez mieux examiner vos processus de pensée les yeux fermés, alors fermez-les simplement. Vous devez vous attendre à faire des erreurs en franchissant chaque étape dans l’ordre correct, et vous devrez alors marquer une pause et réfléchir à rebours tout comme vous le feriez pour réciter l’alphabet (ou la comptine) à rebours, et il est tout à fait normal que vous fassiez des erreurs et que vous deviez revenir en arrière et recommencer [NDLR : la notion de réciter l’alphabet à l’envers avait été donnée préalablement aux sujet comme exemple « d’introspection »]. Prenez simplement votre temps et faites les choses soigneusement, en silence, en observant précisément chacun de vos processus de pensée. Si vous le souhaitez, je vais relire ces instructions (…) »

Les réactions des 63 sujets se sont classées suivant 3 catégories différentes :

  • Groupe 1 : 18 sujets devinrent nerveux, demandèrent à ce que les instructions soient répétées, et finalement refusèrent l’expérience, la considérant sans intérêt. La plupart étaient étudiants en sciences et techniques (agriculture, ingénierie).
  • Groupe 2 : 13 sujets développèrent de la peur, voire de la panique, et voulurent interrompre l’expérience pour se faire réconforter. Tous développèrent quantités de phénomènes spontanés tels que des mouvements involontaires, une sensation d’engourdissement, une vision floue, une fermeture incontrôlable des yeux.
  • Groupe 3 : 32 sujets développèrent les phénomènes classiques de la transe hypnotique (modification de la respiration, mouvements idéomoteurs, etc.), mais poursuivirent l’expérience jusqu’à la fin. Beaucoup d’entre eux développèrent une hallucination spontanée de la coupe de fruits, et se mirent à accomplir réellement les gestes demandés, comme si les fruits étaient réellement présents. Certains demandèrent même à manger un fruit, à l’emporter chez eux, etc. La plupart de ces sujets ont dû être « réveillés » de leur transe par Erickson. Parmi eux, 12 sujets présentèrent une amnésie totale de l’expérience.

Si l’on s’en tient aux définitions données plus haut des niveaux de transe, on peut considérer à l’issue de cette expérience, faite sur des sujets non sélectionnés et non entraînés, les résultats suivants :

  • Des états hypnotiques, allant de léger à somnambulique, se sont développés spontanément sur 13 + 32 = 45 sujets, soit 71% du total, sans faire aucune référence à l’hypnose et à l’aide d’un script unique
  • 12 sujets, soit 19% du total, développèrent spontanément une transe somnambulique profonde (amnésie totale)
  • Le reste des 32 sujets, soit 32 – 12 = 20 sujets, soit 32% du total, développèrent spontanément une transe au minimum moyenne (compte tenu des phénomènes observés)
 

Aucune transe (Groupe 1)

Transe légère (Groupes 2+3)

Transe moyenne (Groupe 3)

Transe profonde (Groupe 3)

Proportion

29%

<= 20%

>= 32%

19%

Spécialité des étudiants

Agriculture, ingénierie

?

?

Littérature anglaise (1 étudiant rapporté)

Deuxième partie de l’expérience

Trois mois plus tard, les sujets des groupes 1 et 2 (18+13 = 31 sujets) ont à nouveau été contactés pour une nouvelle expérience. Cette fois, l’hypnose fut explicitement évoquée, et tous les sujets sauf un acceptèrent de participer (soit 30 sujets).

L’expérience consistait simplement en de l’écriture automatique. Les sujets avaient pour instruction de regarder fixement un crayon jusqu’à ce que leur main le prenne et se mette à écrire involontairement.

10 sujets abandonnèrent l’expérience, les 20 restants développèrent tous un état de transe plus ou moins profond.

Par la suite, le groupe 3 fut lui aussi soumis à la même expérience, et pratiquement tous développèrent des transes somnambuliques.

Le tableau ci-dessous résume les différents niveaux de transe observés.

Groupe 1

Groupe 2

Groupe 3

Aucune transe

Transe légère

Transe moyenne

Transe profonde

Aucune transe

Transe légère

Transe moyenne

Transe profonde

Transe profonde

61 %

5 %

17 %

17 %

0 %

15 %

54 %

31 %

~100 %

Si l’on regroupe les différents niveaux de transe, on obtient les proportions globales suivantes pour la deuxième expérience :

 

Aucune transe

Transe légère

Transe moyenne

Transe profonde

Proportion globale (sur 63 sujets)

17 %

5 %

16 %

62 %

Conclusion

Une fois définis des critères d’évaluation de l’état hypnotique, en particulier somnambulique, il est possible d’estimer objectivement la proportion de sujets naturellement compétents dans un groupe donné.

Les deux expériences rapportées ici ont été faites avec des sujets étudiants, recrutés au sein d’une université. Le recrutement de départ s’est fait sans évoquer l’hypnose, mais seulement une expérience de psychologie sur « l’introspection ».

Bien que rien ne prouve que ce recrutement ne comporte aucun biais, le fait que l’hypnose n’ait pas été mentionnée permet de penser que les sujets ne se sont pas « auto-sélectionnés » sur leur capacité hypnotique ou leur intérêt pour l’hypnose. Il est par contre clair que l’échantillon n’est en rien représentatif de l’ensemble de la population, puisque l’âge moyen des étudiants, la plupart en deuxième année, devait se situer autour des 20-21 ans.

La première expérience, faite sans aucune évocation de l’hypnose, et à l’aide d’un protocole totalement rigide – pas d’opérateur « s’adaptant » à son sujet – a permis de montrer que sur cet échantillon d’étudiants, 19% étaient capables de transe somnambulique sans aucun entraînement préalable.

Il est très intéressant de constater que cette proportion bondit littéralement, à 62%, lors de la deuxième expérience, faisant explicitement référence à l’hypnose. Même certains des étudiants sceptiques ayant refusé la première expérience (groupe 1) ont pu développer une transe profonde dans la deuxième expérience.

Il semblerait que la première expérience, ayant duré entre 1h et 1h30, ait fait office d’entraînement suffisant pour beaucoup de sujets, au point d’emmener une large proportion d’entre eux en somnambulisme lors de la deuxième expérience 3 mois plus tard. Le côté beaucoup moins directif de la deuxième expérience a peut-être permis aussi à plus de sujets de développer une transe.

En conclusion, on peut dire que la proportion de sujets totalement « naïfs », âgés autour de 20 ans, capables de transe profonde en une séance est estimée à autour de 20% dans cette expérience, avec possibilité d’atteindre quasiment 2/3 avec un entraînement d’1h-1h30.

Un entraînement plus long permettrait sans doute d’accroître encore cette proportion. Selon Erickson, l’entraînement nécessaire peut aller d’une heure à plusieurs dizaines d’heures. La question reste encore à étudier pour des sujets plus âgés, mais l’expérience empirique de la plupart des pratiquants – ainsi que la mienne – semble montrer que la compétence « näive », sans entraînement, décroisse naturellement avec l’âge.

Notes :

* les échelles de susceptibilité à l’hypnose sont basées sur une liste de suggestions, de la plus « simple » (par exemple une lévitation de main), à la plus « complexe » (par exemple une hallucination). On administre les suggestions par ordre croissant de complexité aux sujets, en notant leur réponse et en regardant jusqu’à quel niveau ils arrivent. Le problème avec ce type de protocole est qu’on observe uniquement des réponses explicitement demandées, ce qui laisse toujours la place à la possibilité que la réponse du sujet soit en réalité volontaire ou simulée.

Références :

1 Erickson, M. H., Initial Experiments Investigating the Nature of Hypnosis, The American Journal of Clinical Hypnosis, October 1964, 7, pp. 152-162. Traduction disponible dans le Tome 1 de l’intégrale des articles de Milton Erickson, « De la nature de l’hypnose et de la suggestion », Editions SATAS, pp. 5-22.

2 Janet, P, L’Automatisme Psychologique, Essai de psychologie expérimentale sur les formes inférieures de l’activité humaine, 1889.

Tout est suggestion ?

[Initialement publié en Avril 2016 par Gabriel Ducrocq]

Un jour, alors que j’étais en train d’hypnotiser des inconnus à Beaubourg, un sujet potentiel s’est approché de moi pour se faire hypnotiser. Nous avons commencé à parler de l’hypnose, de la suggestion, de la thérapie et de tout ce qui gravite autour. Il se montrait très intéressé par le fonctionnement de l’hypnose et m’a posé une des questions auxquelles les hypnotiseurs sont toujours bien en peine de répondre. Peut être était-ce volontaire de sa part, peut être pas. Toujours est-il que j’ai eu toutes les difficultés du monde à lui apporter une réponse convaincante. Sa question était la suivante : qu’est-ce qu’une suggestion, sous-entendu au sens hypnotique du terme ? Qu’est-ce qui distingue une simple phrase d’une suggestion hypnotique ?

Les phrases : « Passe moi le sel s’il te plaît ! », « Attends-moi ! » ou encore « Imagine la tête qu’il tirait quand je lui ai raconté ça » sont-elles des suggestions ? Il est admis que les affirmations du type « Tout à l’heure, lorsque je compterai jusqu’à trois, tu lèveras la main » constituent des suggestions hypnotiques. Alors, y a-t-il une différence entre ces deux types de phrases ? Si oui, laquelle ? C’est généralement en ces termes que nous réfléchissons au problème. Je n’ai jamais entendu de réponse vraiment convaincante à ces questions. Nous entendons souvent que « tout est suggestion ». S’il y a du vrai dans cette réponse, elle ne me semble pas tout à fait satisfaisante. A vrai dire, je pense qu’il s’agit d’une réponse par défaut : si nous n’avons pas trouvé de critère pour différencier ce qui est une suggestion de ce qui n’en est pas, c’est qu’il ne doit pas y avoir de différence entre les deux et donc que tout est suggestion. Je ne trouve pas de critère satisfaisant et pour cause, le problème ainsi posé est terriblement mal formulé. Pour être plus précis, parler de la suggestion de cette façon la « déplace » du contexte permettant de la comprendre. J’ai réalisé ce fait en lisant la définition de la suggestion qu’a donné Pierre Janet dans Les médications psychologiques, tome I:

La suggestion est un automatisme de la croyance.

Cette phrase est très puissante. Pour peu que l’on connaisse le sens que revêtent ces concepts pour Pierre Janet, dans ces huit petits mots est contenue une bonne partie de sa théorie. Nous allons expliquer rapidement les termes « automatisme » et « croyance ».

  • Commençons par développer ce que l’auteur entend par « croyance ». Prenons un exemple et supposons que je suis dans mon salon en train de lire un livre. Une idée me vient en tête, « Il pleut dehors ». En fonction de cette idée, je vais promettre d’agir d’une certaine manière. Ainsi je me dis « lorsque je sortirai de la maison tout à l’heure, je mettrai des bottes et porterai un parapluie. ». Je peux aussi décider que « Finalement, j’ai halluciné, il ne pleut pas vraiment dehors, je sortirai donc comme d’habitude ». La croyance est donc une promesse d’action selon une idée : une idée me vient en tête, je promets alors d’agir de telle façon .
    Mais une même idée peut donner naissance à deux comportements différents. Comment cela est-il possible ?
    C’est très simple. Lorsqu’une idée me vient en tête, elle se développe nécessairement en action. Mais avant de devenir action, l’idée passe à travers des « filtres » :

    idée → filtres → action (ou promesse d’action)

    Que sont ces filtres ? Ce sont en fait des ordres moraux, sociaux, esthétiques ainsi que d’autres idées qui sont mis en confrontation avec l’idée primaire. Ces filtres vont alors modifier l’idée initiale pour qu’elle nous corresponde ou corresponde à la situation. Voilà pourquoi une même idée peut aboutir à deux comportements différents : nous avons réfléchi. Nous avons fait usage de croyance réfléchie.
    Je suis dans mon salon et j’ai une idée : « il pleut ». Cette idée passe par des filtres, c’est-à-dire que je réfléchis. Après examen je peux en conclure que je me suis trompé et qu’il ne pleut pas. Dans ce cas je dirai « je sortirai découvert, comme d’habitude ». Je peux aussi, après examen, en conclure qu’il pleut effectivement et dans ce cas je dirai « tout à l’heure, je sortirai avec mes bottes et mon parapluie ».
    Ces filtres n’influencent pas seulement le fait que nous agissons ou pas. Ils modifient également la façon dont nous allons agir, en accord avec la situation et qui nous sommes. Par exemple, si je suis dans mon salon et que l’idée me vient de prendre un verre de whisky, je ne le ferai pas de la même façon suivant que je suis seul ou non : si je suis seul je me servirai un plus grand verre ou je boirai directement à la bouteille. Tandis que si des personnes sont présentes, je tâcherai de faire preuve de plus de distinction.
    En bref, la croyance est une promesse d’action : je promets d’agir de telle façon selon une idée. La croyance réfléchie est le fait de lier l’idée à l’action, en filtrant celle-là pour que l’action à laquelle elle aboutie me corresponde et possède – entre autres – toutes sortes de perfections sociales et soit adaptée à la situation.
  • Qu’entend Pierre Janet par « automatisme de la croyance » ? C’est très simple. Nous décrivions un peu plus haut les filtres, c’est à dire la réflexion, par lesquels passent les idées pour se développer en acte – ou en promesse d’action. Chez certaines personnes ce processus de réflexion est inexistant ou s’arrête soudainement, très vite. Imaginons que j’aille à pieds à un rendez-vous très important. En marchant je passe devant la Gare de Lyon. Une idée me vient alors en tête : « C’est une gare, c’est ici que l’on prend le train. » En temps normal, lors de la réflexion cette idée serait combattue par d’autres idées, dont la première « j’ai un rendez-vous très important dans quelques minutes ». L’action découlant de cette idée serait donc de… continuer de marcher pour aller à mon rendez-vous. Mais si je ne possède pas, ou peu, la croyance réfléchie. Cette idée me vient en tête, j’entame alors une début de réflexion – ou pas. Celle-ci s’arrête très vite et l’idée se développe alors en action sans être passée par les filtres : rien n’est venu la combattre. Je rentre alors dans la gare et prends un train en direction de Marseille. L’idée s’étant développée en action sans passer par tous ces filtres, l’action n’a aucune perfection sociale et aucune adaptation à la situation ni à moi même. C’est la raison pour laquelle elle ne me semble pas m’appartenir : je n’ai pas l’impression que c’est moi qui ai agit, l’action ne m’est pas rattachée. Ce type de croyance est appelé croyance asséritive par opposition à la croyance réfléchie que nous décrivions plus haut. Pour résumer, la suggestion pour Janet correspond au développement de l’idée en action – ou en promesse d’action – en absence de réflexion.

Nous avons dit que certaines personnes ne possèdent pas du tout la croyance réfléchie. C’est vrai. Mais ce phénomène de suggestion peut également se manifester chez des personnes la possédant. En effet, nous sommes parfois dans un état mental propice à la suppression de la croyance réfléchie. Prenons un exemple :

Imaginons que je suis devant vous, une bouteille en plastique dans la main. Je vous dit : « Cette bouteille en plastique a le pouvoir d’aimanter votre main ». Si vous êtes doués de croyance réfléchie, il est fort probable que vous rejetiez cette idée. Celle-ci étant mise en contradiction avec beaucoup d’autres. Mais si vous ne possédez que la croyance asséritive, cette idée va se transformer automatiquement en la promesse d’action suivante : « lorsque ma main sera proche de cette bouteille, je l’approcherai de plus en plus ». Et c’est effectivement ce qui se produit. Vous mettez votre main près de la bouteille, et vous l’approchez lentement, de plus en plus. Mais l’idée que la bouteille aimante votre main n’est pas passée par tous les filtres habituels. Votre action – i.e rapprocher votre main de la bouteille – ne semble donc pas vous appartenir et vous n’avez pas l’impression que c’est vous qui la bougez. Vous concluez donc « C’est vrai, je ne bouge pas ma main et pourtant celle-ci est attirée par la bouteille ! ».

Nous pouvons être d’accord avec cette définition de la suggestion. Nous pouvons également ne pas l’être et ergoter sans fin sur la définition des mots utilisés. Mais là n’est pas mon point. Cette définition, si elle devait n’avoir qu’un seul mérite, serait de replacer la suggestion hypnotique là où elle doit être, de lui rendre son statut de phénomène psychologique.

La suggestion n’est pas dans la bouche de celui qui parle, elle n’est pas les mots prononcés en eux même. La suggestion hypnotique est un processus se déroulant dans la tête du sujet. Ce petit changement fait une énorme différence. Nous voyons clairement que les questions que nous nous posions au début de cet article ne font plus sens. Se demander si « passe moi le sel s’il te plaît ! » est une suggestion hypnotique est un non-sens. Une question plus intéressante serait « les conditions sont-elles réunies pour que ‘passe moi le sel s’il te plaît !’ » déclenche un phénomène de suggestion ?

Finalement, à cette simple phrase, je peux réagir de deux façons suivant ma condition mentale : je peux l’entendre et y répondre positivement. Je passe donc le sel à mon voisin de table de façon tout à fait volontaire et réfléchie, avec toutes les perfections requises par la situation. Je peux également y répondre de façon « automatique », sous le coup d’un phénomène de suggestion. Dans ce cas, l’action de passer le sel sera imparfaite et relativement inadaptée à la situation. De plus, l’action ne me semblera pas m’appartenir.

Pour résumer, se demander si une phrase est une suggestion ou non n’a pas de sens. Ce qui va déterminer si un phénomène de suggestion va naître ou non dépend bien plus de l’état mental de votre sujet que de ce que vous dites. Pierre Janet détaille les conditions qui sont, selon lui, nécessaires à la suppression de la croyance réfléchie. Ainsi, si tout n’est pas suggestion, tout peut être à l’origine d’un phénomène de suggestion. J’attire votre attention sur le fait que cette définition de la suggestion ne fait pas intervenir les concepts de conscient et d’inconscient ou d’imagination, ce qui évite bien des difficultés théoriques. Ceci étant dit, elle n’est pas sans défauts. Elle pose quelques problèmes, qui sont certes sans grande conséquences en pratique. Pour illustrer mon propos, j’ai soigneusement évité certaines formulations du type « Ton inconscient va lever ta main gauche » qui me semblent ambiguës dans leur fonctionnement. Cela fera l’objet d’un prochain article.

Disclaimer : Afin d’éviter de produire un exposé trop long et trop compliqué de la théorie de Pierre Janet sur la suggestion, nous avons dû faire des approximations. Nous avons donc évité certains concepts et certaines explications qui auraient rendu l’article plus précis.